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Les brumes de la Loire s’étaient refermées autour d’eux. On n’entendait que le clapotis des rames, comme étouffé par les miasmes qui montaient de l’eau noirâtre du fleuve. Il n’y avait qu’obscurité et volutes à perte de vue. La nuit engloutissait tout. Même les lanternes allumées de part et d’autre de la barge ne produisaient qu’une bien pauvre lumière, comme des feux follets au cœur des marécages. On aurait pu se croire au milieu de l’océan tant le vide s’étendait à perte de vue.
Le citoyen Gabriel-Jérôme Sénart frissonna. Jamais de sa vie il n’avait eu aussi froid ni ne s’était senti aussi oppressé. L’humidité salée avait imprégné ses vêtements, des gouttes glacées coulaient de son bicorne sur le col de sa cape de laine qui le protégeait mal du vent de mer. Et il y avait les gémissements.
En ce mois de brumaire de l’an I de l’ère des Français, combien étaient-ils, attachés sur le fragile esquif qu’on utilisait d’habitude pour transporter des céréales ou de la paille des campagnes avoisinantes jusqu’à Nantes l’orgueilleuse ? Il y en avait cent, deux cents peut-être, principalement des jeunes gens.
— Alors, citoyen, tu veux de quoi te réchauffer ?
L’individu qu’on lui avait présenté comme Lamberty s’était adressé à lui avec cordialité. C’était le fidèle serviteur de Carrier, le meneur du Comité de salut public. Sénart avait rapidement compris que l’homme n’était qu’un coquin qui trouvait dans la répression de quoi satisfaire ses appétits. Appétits d’argent, mais aussi de sang, et, il allait le comprendre bientôt, de luxure : la plus brutale et la plus ignoble.
Pourquoi l’avait-on envoyé ici, au bout du monde, lui, simple secrétaire rédacteur ? Pour qu’on se souvienne des massacres perpétrés par Carrier et ses sbires ? Il en avait d’abord eu l’idée, avant d’y renoncer. Personne à Paris ne se souciait des prêtres réfractaires qu’on avait menés jusqu’au milieu de l’embouchure du fleuve sur un bateau à soupape avant de couler le navire ; personne à Paris ne se souciait de tous ces paysans vendéens, pour la plupart de pauvres gens, pas même des révoltés, qu’on avait fusillés pour rien, juste parce qu’ils se trouvaient sur le passage des troupes tricolores. Sénart avait vu la mort sous toutes ses formes : enfants, vieillards, femmes enceintes, prêtres… Il semblait qu’en ces lieux la République, tel le Baal des anciens Carthaginois, devait pour survivre se repaître du sang de ses enfants. À travers les campagnes on fusillait, torturait, brûlait tout simplement par peur. Peur que le peuple rejoigne la masse des insurgés, là-bas, au fond de la Vendée sauvage.
— Ont-ils été jugés ? demanda Sénart d’une voix sourde.
L’autre cracha dans le fleuve avec un air satisfait.
— Quelle importance cela a-t-il, citoyen ? Le comité militaire et même notre bon Carrier nous ont laissé toute latitude. Peu m’importe qu’ils soient vendéens, anglais, bretons, paysans, prêtres ou ci-devant nobles ! On nous a chargés d’eux. C’est tout ce que je sais et je m’acquitterai de la tâche.
Maintenant, l’homme défiait ouvertement Sénart. Le jeune fonctionnaire savait bien que son autorité était des plus symboliques. Tout au plus pouvait-il observer et noter dans un recoin de sa mémoire les crimes qu’il voyait accomplir sous ses yeux depuis le 19 frimaire de l’an I, jour de son arrivée à Nantes. S’il protestait ou tentait d’empêcher quoi que ce soit, le fleuve sombre dans lequel on le précipiterait le ferait taire à jamais et, à Paris, il ne se trouverait pas grand monde pour protester de sa disparition.
Il tenta néanmoins :
— La loi de la République est formelle. Tant qu’un homme n’a pas été jugé, il n’est pas possible de le condamner !
Lamberty poussa un grand éclat de rire, et Sénart recula car la brute puait l’alcool.
— Les condamner, moi ? Mais je ne vais pas les condamner ! Non, pas du tout, c’est à une autre cérémonie que je t’ai convié, citoyen. Une cérémonie que tu pourras raconter devant les Comités afin de leur prouver que nous autres, à Nantes, traitons nos prisonniers avec tous les égards qui leur sont dus.
— Une cérémonie ? Que veux-tu dire ?
Sans répondre, Lamberty se pencha par-dessus le bastingage et huma l’air, telle une bête fauve reniflant sa proie.
— Allons, nous sommes assez loin. Arrêtez-vous, vous autres !
Les hommes de main qui actionnaient les rames stoppèrent dans un grand concert de jurons et de rires. Tout à coup, Sénart se sentit encore plus mal à l’aise. Quelle idée démentielle avait traversé l’esprit dégénéré de son compagnon ?
— De quelle cérémonie veux-tu parler ? insista-t-il.
Lamberty se tourna vers lui. Il dominait le jeune homme d’une tête et le dépassait de loin en carrure. Ses mains semblaient faites pour manier la hache du bûcheron ou, mieux encore, celle du bourreau avant que le rasoir national n’ait fait son apparition sur la place de Grève. Le jeune homme resta immobile, tétanisé. D’une seule poussée, la brute pouvait le jeter par dessus bord. Engoncé dans sa cape et son uniforme malcommode dessiné par le peintre David, il ne pourrait se débattre que quelques instants avant de disparaître dans l’eau huileuse qui coulait sous la barge. Sénart ferma les yeux mais les rouvrit lorsque l’homme éclata à nouveau de rire.
— Allons, citoyen, je t’en réservais la surprise. Qu’on fasse venir les premiers !
Sénart vit un groupe de geôliers se précipiter sur la foule des prisonniers entassés au milieu de la barge. Avec force coups et jurons ils extirpèrent deux malheureux de cette troupe de misère et les jetèrent aux pieds du bourreau.
Le jeune homme remarqua qu’il s’agissait d’un garçon et d’une pucelle de l’âge le plus tendre. Ils avaient été battus et n’avaient même plus la force de supplier. Ils contemplaient leurs gardiens avec un air ébahi et terrifié. Autour, tous ricanèrent.
— Allons, c’est assez de s’amuser ! Préparez-les, bande de chiens galeux, nous devons avoir fini avant l’aube.
À la grande surprise de Sénart, les hommes de main arrachèrent les vêtements des deux condamnés. Il les vit nus, la chair tremblante à la lueur incertaine des fanaux.
— Liez-les, ordonna Lamberty.
Ils furent vite couverts de cordes, les maintenant solidement l’un contre l’autre.
Sénart avança d’un pas.
— Que vas-tu faire, maudit ?
Mais un regard de Lamberty le fit reculer.
— Ce que je vais faire ? Mais je suis un bon citoyen, moi, et bon serviteur de la République. En vertu des pouvoirs qui m’ont été conférés, je vais célébrer ici-même en bonne et due forme le mariage républicain de ces deux tendrons !
Puis il se retourna vers ses victimes toujours attachées l’une à l’autre au point qu’elles pouvaient à peine respirer :
— Au nom de la République, je vous déclare mari et femme !
Et, avec un rire affreux, il les poussa par-dessus bord. Un instant, Sénart croisa le regard de la jeune fille. Un moment, peut-être, avait-elle cru qu’une intervention allait arrêter le supplice. Juste avant de couler à pic il la vit ouvrir la bouche comme pour crier quelque chose à son intention. Mais elle disparut immédiatement, recouverte par l’eau glacée.
— Qu’on amène les suivants !
Cela dura tout le reste de la nuit. L’imagination dépravée de Lamberty n’avait aucune limite. Sans cesse, il imposait les postures les plus obscènes aux hommes et aux femmes qu’il liait indissolublement l’un à l’autre. Il les forçait à mimer des scènes de débauches avant de les jeter à l’onde. Les gardes riaient à leur tour et buvaient affreusement l’alcool que leur fournissait leur maître. Deux par deux, les prisonniers disparaissaient dans la Loire qui les recouvrait très vite comme un linceul noir et glacial. Sénart, fasciné et horrifié à la fois, ne pouvait s’empêcher de regarder. Il y avait là de braves mères de famille, des fillettes d’à peine onze ans, des garçons du même âge, des femmes enceintes, des vieillards. À chacun Lamberty trouvait sa chacune, et les jetait à l’eau après avoir célébré leur mariage républicain.
Les victimes, nues et tremblantes, imploraient Sénart avec un affolement mêlé d’espoir. Alors, il comprit : au lieu des rudes tenues de sbires portées par les bourreaux, lui seul avait endossé l’uniforme républicain. La veste bleue, le haut bicorne orné d’une aigrette bleu, blanc, rouge, l’ample cape, la rosace et la ceinture tricolore. À bord de cette embarcation encore plus abjecte que la barque de Charron, il était la République, symbole de l’ordre, de la raison et des vertus qu’elle représentait, mais il restait impuissant devant les crimes dont ses enfants étaient victimes.
Il emporterait le regard de chacun d’eux jusqu’au tombeau, cela il le savait.
Une vague lueur derrière lui attira son attention. Une aube pâle et froide se levait, venant des terres et illuminant petit à petit l’estuaire. Il n’y avait plus de bruit sur la barque. Tous les gardes, même Lamberty, s’étaient endormis, ivres morts. Il ne restait des victimes qu’un haut tas de vêtements déchirés que les bourreaux revendraient sans doute à quelque fripier.
Sénart se pencha par-dessus le bastingage, contempla l’eau qui commençait à prendre une teinte verdâtre et vomit longuement.